- HARNACK (A. von)
- HARNACK (A. von)Harnack a marqué de son empreinte toutes les recherches sur les origines chrétiennes à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Ses œuvres ont été très diversement appréciées. Certains ont vu en lui le maître qui a donné du christianisme primitif une image définitive. Cependant, cette image a été contestée du vivant même de son auteur. D’autres, surtout parmi les catholiques, l’ont considéré comme l’ancêtre du modernisme. Et pourtant, c’est contre lui qu’a été rédigé l’ouvrage que l’on peut considérer comme le manifeste du modernisme français (L’Évangile et l’Église , d’Alfred Loisy). Pour juger équitablement l’œuvre de Harnack, on est obligé aujourd’hui d’en comparer les apports avec ceux des recherches plus récentes sur les origines chrétiennes.L’essence du christianismeAdolf von Harnack, né à Dorpat en Estonie, dans une famille luthérienne très traditionaliste, participa, dès l’âge de dix-neuf ans, à un concours sur Marcion, travail qui devait l’orienter pour toute sa vie. Sa dissertation doctorale à Leipzig en 1873 portait sur les sources du gnosticisme. Il commença alors une fulgurante carrière universitaire. À Leipzig, il entreprend, avec Th. Zahn et O. von Gebhardt, une édition des Pères apostoliques et collabore à la Realenzyklopädie et à l’Encyclopædia Britannica. À Giessen (1879-1886), il devient le codirecteur de la Theologische Literaturzeitung et fonde, avec von Gebhardt, les Texte und Untersuchungen zur Geschichte der altchristlichen Literatur. À Marbourg (1886-1888), il rédige les deux premiers volumes de sa Dogmengeschichte. Enfin, en 1888, il est nommé à Berlin, où se déroulera désormais sa vie. Il participe dès lors activement à la vie publique du protestantisme allemand, sans toutefois interrompre ses travaux scientifiques, au milieu desquels il trouve le temps de créer et de diriger la grande collection des Griechischen christlichen Schriftsteller der drei ersten Jahrhunderte. Il mourra à Heidelberg couvert de gloire et d’honneurs.Sur le plan doctrinal, Harnack se situe parmi les adversaires de l’École de Tübingen et se rattache aux théories d’Albrecht Ritschl (1822-1889). D’une part, il insiste sur l’importance des témoignages historiques pour l’étude des origines chrétiennes, d’autre part, il considère que la foi chrétienne primitive s’exprime essentiellement en termes de «moralité». Tout ce qui diverge de ce donné essentiel est une déviation, qui aboutit au dogme. Le dogme naît précisément quand on essaie de traduire le message évangélique en termes empruntés à des catégories de la philosophie grecque. Le dogme est donc une étape vers la constitution de la «religion», qui est liée à une certaine structure de pensée. L’Église chrétienne s’est peu à peu durcie, et c’est ainsi qu’elle est devenue «catholique». En face de chacune des interprétations nouvelles qui surgissaient sur sa route, l’Église a gauchi le message primitif. En face de la gnose, fondée sur l’aspect pneumatique de la foi, elle a conçu son modèle de «succession apostolique». En face de Marcion, elle a fixé le canon de ses textes sacrés. En face de Montan, elle a exagéré l’autorité de ses évêques. Finalement, le dogme, le culte et la hiérarchie apparaissent comme des éléments extrinsèques, élaborés en fonction des adversaires et qui constituent seulement l’enveloppe du christianisme, dont ils cachent la véritable essence.Quelle est donc l’essence du christianisme? Harnack en avait, dès le début de sa carrière, une notion très précise. Pourtant c’est seulement après de longues années de travail, au cours de l’hiver 1899-1900, qu’il donne à ses vues leur forme définitive, dans une série de seize conférences prononcées à l’Université de Berlin. Ces conférences eurent un énorme retentissement. Le livre Das Wesen des Christentums , qui en diffusa le texte, fut tiré à soixante et onze mille exemplaires et traduit en quinze langues. Harnack y résume ses vues sur le christianisme. Il «expurge» le message évangélique de tous les aspects dogmatique, liturgique ou hiérarchique, qu’il considère comme adventices, et s’efforce de cerner au plus près l’enseignement même de Jésus. Le «message», c’est la paternité de Dieu, l’intériorité du royaume de Dieu et l’infinie valeur de l’âme. L’essence du christianisme est ainsi réduite à une piété personnelle envers le Dieu-père, piété dont Jésus apparaît comme le modèle parfait. Mais il y a rupture totale entre le message «moral» de l’Évangile et les avatars «historiques» qui ont fait naître l’Église.Les critiques: de Loisy à BultmannCe manifeste fut diversement reçu. Si les milieux du protestantisme libéral l’accueillirent très favorablement, il trouva immédiatement des adversaires nombreux. Il n’est pas étonnant que le luthéranisme allemand officiel se soit opposé aux thèses de Harnack. Mais la grande attaque vint du modernisme catholique français. Loisy répondit à Harnack dans son célèbre petit livre L’Évangile et l’Église. Il montrait fort justement que le savant allemand oblitérait la dimension eschatologique du christianisme en l’intériorisant totalement, alors qu’en réalité les premiers chrétiens attendaient vraiment la fin des temps. L’avènement du royaume de Dieu ne doit pas être confondu avec la conversion des hommes. Il consiste en un «événement» indépendant des hommes et que ceux-ci attendent dans l’optique d’une mentalité juive qui est un fait historique et doit être étudiée comme tel. Loisy oppose donc les aspects historique et sociologique de l’Évangile au caractère «intemporel» du message chrétien, tel qu’il est conçu par Harnack. Mais il y a un autre aspect, plus important encore, dans le livre de Loisy. À son adversaire, qui croit pouvoir atteindre le message évangélique à l’état pur, Loisy oppose la médiation obligatoire de la « tradition » – en fait l’Église. «On ne connaît le Christ que par la tradition, à travers la tradition, dans la tradition chrétienne primitive.» Loisy n’en fut pas moins condamné par Rome.Les autres savants catholiques furent, eux aussi, les adversaires de Harnack. C’est ainsi que Pierre Batiffol écrivit L’Église naissante et le catholicisme (1909) pour souligner les liens entre l’Évangile et l’Église et mettre en relief l’ancienneté des structures liturgique et hiérarchique dans le christianisme. Mais il est remarquable que, dans l’ensemble, les catholiques eurent à l’égard de Harnack une attitude assez ouverte car, par ses travaux d’historien, il apportait en faveur des positions catholiques une masse d’arguments, fondés sur l’antiquité et l’authenticité des documents chrétiens primitifs et spécialement des textes du Nouveau Testament.Du vivant même du maître, des réactions très nettes se manifestèrent au sein du protestantisme allemand, même dans les milieux dont il était proche. Karl Barth, qui avait été son collaborateur à la revue Die Christliche Welt , se détacha progressivement de lui pour revenir à une «dogmatique chrétienne» qui était aux antipodes des thèses de Harnack. Quant à Rudolf Bultmann, s’il semble avoir puisé l’idée du Kérygme dans la notion d’«essence du christianisme», il lui donne un contenu infiniment plus riche et il l’étudie sous un éclairage historique et sociologique, dont Harnack avait tendance à faire abstraction.L’influence de HarnackMalgré ces oppositions, le maître de Berlin eut une énorme influence, moins par ses thèses que par la quantité et la qualité de ses travaux d’érudition. La grande collection des Texte und Untersuchungen et les ouvrages édités dans les Griechischen christlichen Schriftsteller constituent un ensemble indispensable pour qui entreprend un travail scientifique sur l’histoire du christianisme. Quant au Lehrbuch der Dogmengeschichte , souvent réédité, reproduit anastatiquement, il a servi d’instrument de travail à des générations d’historiens du dogme chrétien.Il faut convenir néanmoins que, dans le domaine de l’interprétation des documents, l’œuvre de Harnack a beaucoup perdu de sa valeur. Certes, il a mis en évidence que l’Église s’est créée peu à peu et qu’elle ne s’est véritablement constituée que vers la fin du second siècle. De même, il a eu raison de souligner l’importance des hérésies dans la formation du dogme, de la liturgie et de la hiérarchie. Mais il n’a pas suffisamment montré l’existence, dès les origines du christianisme, d’un certain nombre de données sociologiques, qui se manifestent par un embryon de dogme, de liturgie et d’organisation dans chacune des Églises particulières. Il n’a pas non plus senti que les «hérésies» étaient peut-être moins des nouveautés que des résurgences de tendances plus anciennes, en face desquelles l’Église devait prendre des positions précisément parce qu’elles exprimaient une certaine forme de christianisme.En fait, le plus grand reproche qu’on puisse faire à Harnack, c’est d’avoir méconnu les origines juives du christianisme. En insistant sans cesse et sans réserve sur son aspect «grec», il a contribué à orienter dans cette direction l’ensemble des savants. Aujourd’hui encore, beaucoup restent fidèles à cette orientation et minimisent indûment l’aspect «juif» du christianisme.Les vues «hellénisantes» de Harnack doivent être complétées par une analyse objective de tous les éléments juifs qui se font jour dans les documents chrétiens, surtout les plus anciens. Mais il faut encore faire remonter cette «hellénisation» jusqu’à l’époque préchrétienne au sein même du judaïsme. Il est impossible, en effet, de séparer le christianisme du judaïsme d’où il est sorti; il est impossible aussi de comprendre le judaïsme en dehors de son cadre «hellénistique». En ce domaine, malgré son immense richesse, l’œuvre de Harnack n’est que d’un faible secours pour l’historien du XXe siècle.
Encyclopédie Universelle. 2012.